Les révolutions

Krista Fleischmann
Mais les révolutions sont aussi quelque chose de dangereux, en fait, dans l’histoire ?

BERNHARD
C’est ce qu’on dit toujours. Les gens, naturellement, qui sont installés et qui sont inamovibles, qui ont des maisons et des costumes excentriques ou beaux ça peut être très beau aussi -, ceux-là ont toujours peur des révolutions, tandis que ceux qui n’ont rien et se promènent tout nus, eux, ils n’ont pas à avoir peur, pour ceux-là, c’est de toute façon un moment exaltant quand la maison du patron brûle. Là, c’est très bien, mais celui qui a un petit quelque chose, ne serait-ce qu’une tartine beurrée, il veut pouvoir la manger en paix. Si son voisin, qui n’en a pas, la lui fait tomber ou crache dessus, c’est désagréable et répugnant. Moi, à l’école, il y en avait – j’avais toujours un casse-croûte, une tartine – il y en avait un qui venait toujours à la récréation et qui me disait : « Tu me donnes ta tartine », et il le disait en postillonnant tellement que je lui donnais toujours ma tartine à l’instant. C’était aussi une bonne méthode, n’est-ce pas. C’est ce que devraient noter les révolutionnaires : il faut cracher sur ce que possèdent les gens, et il n’y en a plus. S’en moquer, ça ne suffit pas, il faut cracher dessus.

Thomas Bernhard
Entretiens avec Krista Fleischmann
traduits de l’allemand et de l’autrichien
par Claude Porcell.
L’Arche, Paris, 1993

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La couronne d’épines de l’Ukraine. Lettre ouverte à la Russie passée, présente et à venir.

Un texte d’une brûlante actualité publié pour la première fois en français en 1985.

Russie !

Autrefois, en temps de paix comme en temps de guerre, le dialogue entre les peuples était permanent. Il s’instaurait spontanément. Les peuples avaient leur porte-parole. Or, les prérogatives de ceux-ci sont aujourd’hui usurpées par les dictateurs et les violeurs du Droit.

(…)

Franchissons les vieux murs de l’ignorance et de la peur et entamons des pourparlers décisifs – ceux de voisins séculaires, que lient une destinée et des souffrances communes (…).

Russie ! Tu n’es pas vraiment « une ». Il y a la Russie des tyrans, des bourreaux, des inquisiteurs, des traîtres, des menteurs, et des assassins. Il y a aussi la Russie des poètes, des insurgés, des conquérants du cosmos, des penseurs, des travailleurs bénis et des mères aimantes, qui transmettent le flambeau de l’amour à travers les époques sanglantes de déchéance et de mort.

Ce message s’adresse aux deux Russies.

C’est l’esprit de l’Ukraine qui parle à ton esprit, Russie !

Que ces paroles soient pour toi un avertissement, une chance de résurrection.

(…)

Oui, le résultat de notre longue union, c’est le Golgotha de l’Ukraine, de l’Ukraine spoliée, torturée, trompée, crucifiée.

(…)

Seule l’absolue liberté des peuples que tu enchaînes pourra te libérer. Seule l’ère des Républiques de l’esprit, des peuples saints, libres des chaînes politiques et économiques étrangères, nous ouvrira la voie de la souveraineté et de l’amitié réciproque. L’Ukraine en a assez de tirer pour les autres la charrette qui roule vers l’explosion nucléaire, la décadence finale.

Cependant, je connais et j’annonce une autre vérité : devant la face de la Mère de Dieu, l’Ukraine insensée et la Russie enchaînée renaîtront dans l’amour, et dans l’ère cosmique rien ni personne ne pourra plus jamais les désunir.

La couronne d’épines de l’Ukraine ouvre les portes de l’Amour.

Oless Berdnyk, La Confrérie étoilée, PIUF-FIDES, Paris-Montréal, traduit de l’ukrainien par Kaléna Houzar-Uhryn, 1985.

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Les « experts »

Tous les expert sont médiatiques-étatiques et ne sont reconnus experts que par là. Tout expert sert son maître, car chacune des anciennes possibilités d’indépendance a été à peu près réduite à rien par les conditions d’organisation de la société présente. L’expert qui sert le mieux, c’est, bien sûr, l’expert qui ment. Ceux qui ont besoin de l’expert, ce sont, pour des motifs différents, le falsificateur et l’ignorant. Là où un individu n’y reconnaît plus rien par lui-même, il sera formellement rassuré par l’expert. Il était auparavant normal qu’il y ait des experts de l’art des Etrusques ; et ils étaient toujours compétents, car l’art étrusque n’est pas sur le marché. Mais, par exemple, une époque qui trouve rentable de falsifier chimiquement nombre de vins célèbres, ne pourra les vendre que si elle a formé des experts en vins qui entraineront les caves à aimer leurs nouveaux parfums, plus reconnaissables.

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, 1992, Folio (1996), pp.31-32.

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A quoi mène la mer ?

A quoi mène la mer
Et à quoi mène l’air
Quand nous courons au bout des quais
Les soirs de sans-bonheur
Que nous levons la tête au ciel
Mélancoliques d’un futur ?

Où nous mène l’air
Où nous mène la mer
Lorsque nous embarquons
En bateau en avion
Puisqu’arrivés rien ne change
Et que c’est nous que nous trouvons ?


Charles Dantzig, Que le siècle commence, Les belles lettes, 1996

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Pourchasser des ombres creuses

On ne peut le lire que dans l’histoire de la philosophie, et celle-ci nous montre avec une très grande clarté, je crois, que le terme de métaphysique n’a pas été employé seulement pour désigner la connaissance du transcendant en général, mais seulement pour désigner « la soi-disant connaissance intuitive du transcendant ». (…)
Toutes ces déclarations revendiquent pour la métaphysique un mode de connaissance spécifique, radicalement distinct de celui de la science et de la vie de tous les jours (…)
Ce mode de connaissance particulier à la métaphysique est l’intuition.
(…)
Cette intuition métaphysique est censée être présente lorsque la conscience ne fait qu’un avec l’objet de connaissance, lorsqu’elle s’identifie, fusionne avec lui, ou, comme le dit l’expression imagée, lorsqu’elle pénètre au-dedans de lui. Nous le voyons donc : le métaphysicien ne veut pas du tout connaître les choses mais les vivre.
(…)
En réalité, vivre quelque chose signifie l’avoir pour contenu de conscience. Ainsi le métaphysicien veut connaître les objets en les transformant en contenu de sa conscience. C’est la raison pour laquelle la forme la plus typique et la plus répandue de la métaphysique est l’idéalisme dans ses expressions variées, qui soutient que la réalité transcendante est en quelque sorte de la même nature que l’idée, que la représentation, en tant que contenu typique de la conscience.
Ainsi chez Platon, nous connaissons le transcendant en contemplant l’idée, ce qui revient en partie à la recevoir comme contenu de conscience ; le volontarisme (Schopenhauer par exemple) pense que l’expérience vécue que nous aurions si une chose transcendante pénétrait dans notre esprit, devrait toujours être une expérience vécue de la volonté (…)
Mais le matérialisme aussi (…) pour le matérialisme, la matière, élevée au rang de substance métaphysique, est représentable de façon entièrement sensible ; pour lui, le contenu du concept de matière est un donné ultime, immédiat. sa conception repose sur la croyance obscure que, par l’expérience vécue qu’il a en regardant, en touchant un corps, il se trouve directement au fond intime de la « vraie essence » de la substance.
Et qu’en est-il de la possibilité de satisfaire cette aspiration, de la possibilité de cette connaissance métaphysique ? En réalité, si l’intuition est expérience vécue et si le contenu d’une expérience vécue est simplement un contenu de conscience, et donc par définition quelque chose d’immanent, il s’ensuit que « la connaissance intuitive du transcendant » est un non-sens (…). L’intuition est par essence limitée à l’immanent (et il n’y a pas de connaissance de l’immanent).


(…)
La métaphysique est donc impossible parce qu’elle demande ce qui est contradictoire. Si le métaphysicien n’aspirait qu’à l’expérience vécue, sa demande pourrait être satisfaite par la poésie, ou l’art, ou la vie elle-même, qui, de leurs stimuli, augmentent la richesse des contenus de conscience, de l’immanent. mais en voulant vivre l’expérience du transcendant, il confond vivre et connaître et, pris dans cette double contradiction, il pourchasse des ombres creuses.
(…)
Nous voyons en quel sens précis s’avère juste l’opinion couramment exprimée, que les philosophèmes métaphysiques sont des poèmes conceptuels ; ils jouent en fait dans l’ensemble de la culture un rôle comparable à celui de la poésie, qui contribue à enrichir la vie, non la connaissance.

Moritz Schlick, « Le Vécu, la Connaissance, la Métaphysique », in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, sous la direction d’Antonia Soulez, philosophie d’aujourd’hui, PUF, 1985, pp.193-197

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Pierre Bourdieu. La télévision ou la manipulation du réel.

Dans La Misère du monde, Patrick Champagne a consacré un chapitre à la représentation que les médias donnent des phénomènes dits de « banlieue » et il montre comment les journalistes, portés à la fois par des propensions inhérentes à leur métier, à leur vision du monde, à leur formation, à leurs dispositions, mais aussi par la logique de leur profession, sélectionnent dans cette réalité particulière qu’est la vie des banlieues, un aspect tout à fait particulier, en fonction de catégories de perception qui leur sont propres. La métaphore la plus communément employée par les professeurs pour expliquer cette notion de catégorie, c’est-à-dire ces structures invisibles qui organisent le perçue déterminant ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, est celle des lunettes. (…)
Le principe de sélection, c’est la recherche du sensationnel, du spectaculaire. La télévision appelle à la dramatisation, au double sens : elle met en scène, en images, un événement et elle exagère l’importance, la gravité, et le caractère dramatique, tragique. Pour les banlieues, ce qui intéressera ce sont les émeutes. C’est déjà un grand mot.. (…) Les journalistes, grosso modo, s’intéressent à l’exceptionnel, à ce qui est exceptionnel pour eux (…).

Pierre Bourdieu. Sur la télévision

Ils s’intéressent à l’extraordinaire, à ce qui rompt avec l’ordinaire, à ce qui n’est pas quotidien (…). D’où la place qu’ils accordent à l’extraordinaire ordinaire, c’est-à-dire prévu par les attentes ordinaires, incendies, inondations, assassinats, faits divers. Mais l’extra-ordinaire, c’est aussi et surtout ce qui n’est pas ordinaire par rapport aux autres journaux. C’est ce qui est différent de l’ordinaire et ce qui est différent de ce que les autres journaux disent de l’ordinaire, ou disent ordinairement. C’est une contrainte terrible : celle qu’impose la poursuite du scoop. (…)
Disposant de cette force exceptionnelle qu’est l’image télévisée, les journalistes peuvent produire des effets sans équivalents. La vision quotidienne d’une banlieue (…) n’intéresse personne.(…)
Les dangers politiques qui sont inhérents à l’usage ordinaire de la télévision tiennent au fait que l’image a cette particularité qu’elle peut produire ce que les critiques littéraires appellent l’effet de réel, elle peut faire voir et faire croire à ce qu’elle fait voir. Cette puissance d’évocation a des effets de mobilisation; elle peut faire exister des idées ou des représentations, mais aussi des groupes. Les faits divers, les incidents ou les accidents quotidiens, peuvent être chargés d’implications politiques, éthiques, etc. propres à déclencher des sentiments forts, souvent négatifs, comme la racisme, la xénophobie, la peur-haine de l’étranger et le simple compte-rendu, la fait de rapporter (…)- en reporter, implique toujours une construction sociale de la réalité capable d’exercer des effets sociaux de mobilisation (ou de démobilisation).

En imposant ces divisons, on fait des groupes, qui se mobilisent et qui, ce faisant, peuvent parvenir à convaincre de leur existence, à faire pression et à obtenir des avantages. Dans ces luttes, aujourd’hui, la télévision joue un rôle déterminant. Ceux qui en sont encore à croire qu’il suffit de manifester sans s’occuper de la télévision risquent de rater leur coup : il faut de plus en plus produire des manifestations pour la télévision, c’est-à-dire des manifestations qui soient de nature à intéresser les gens de télévision étant donné ce que sont leurs catégories de perception, et qui, relayées, amplifiés par eux, recevront leur pleine efficacité.

 

Pierre Bourdieu, Sur la télévision (1996), Liber-raisons d’agir, Paris, 1996.

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Pierre Bourdieu. La télévision : sensationnalisme et règne des faits divers

Prenons le plus facile : les faits divers, qui ont toujours été la pâture préférée de la presse à sensations; le sang et le sexe, le drame et le crime ont toujours fait vendre et le règne de l’audimat devait faire remonter à la une, à l’ouverture des journaux télévisés, ces ingrédients que le souci de respectabilité imposé par le modèle de la presse écrite sérieuse avait jusque là porté à écarter ou à reléguer. Mais les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion. Les prestidigitateurs ont un principe élémentaire qui consiste à attirer l’attention sur des faits qui sont de nature à intéresser tout le monde, dont on peut dire qu’ils sont omnibus – c’est-à-dire pour tout le monde. Les faits omnibus sont des faits qui, comme on dit, ne doivent choquer personne, qui sont sans enjeu, qui ne divisent pas, qui font consensus, qui intéressent tout le monde mais sur un mode tel qu’ils ne touchent à rein d’important. Le fait divers, c’est cette sorte de denrée élémentaire, rudimentaire, de l’information qui est très importante parce qu’elle intéresse tout le monde sans tirer à conséquence et qu’elle prend du temps, du temps qui pourrait être employé pour dire autre chose. Or le temps est une denrée extrêmement rare à la télévision. Et si l’on emploie des minutes si précieuses pour dire des choses si futiles, c’est que ces choses si futiles sont en fait très importantes dans la mesure où elles cachent des choses sérieuses. Si j’insiste sur ce point, c’est qu’on sait par ailleurs qu’il y a une proportion très importante de gens qui ne lisent aucun quotidien; qui sont voués corps et âme à la télévision comme source unique d’informations. La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population. Or, en mettant l’accent sur les faits divers, en remplissant cave temps rare avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques.Par ce biais, on s’oriente vers une division, en matière d’information, entre ceux qui peuvent lire les quotidiens dits sérieux (…) et, de l’autre côté, ceux qui ont pour tout bagage politique l’information fournie par la télévision, c’est-à-dire à peu près rien (en dehors de l’information que procure la connaissance directe des hommes et des femmes en vue, de leur visage, de leurs expressions, autant que les plus démunis savent déchiffrer, – ce qui ne contribue pas peu à les éloigner de nombre de responsables politiques).

Pierre Bourdieu, Sur la télévision (1996), Liber-raisons d’agir, Paris, 1996.

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Pierre Bourdieu. La télévision ou le réveil des passions primaires

Je pense en effet que la télévision, à travers les différents mécanismes que je m’efforce de décrire de manière rapide fait courir un danger très grand aux différentes sphères de la production culturelle, art, littérature, science, philosophie, droit; je crois même que, contrairement à ce que pensent et à ce que disent, sans doute en toute bonne foi, les journalistes les plus conscients de leurs responsabilités, elle fait courir un danger non moins grand à la vie politique et à la démocratie. Je pourrais en faire aisément la preuve en analysant le traitement que, poussée par la recherche de l’audience la plus large, la télévision, suivie par une partie de la presse, a accordé aux fauteurs de propos et d’actes xénophobes et racistes ou en montrant les concessions qu’elle fait chaque jour à une vision étroite et étroitement nationale, pour ne pas dire nationaliste, de la politique. (…)
Peut-être l’essentiel de la nouveauté , dans les explosions de xénophobie et de nationalisme, qui s’observent en Turquie et en Grèce, mais aussi dans l’ancienne Yougoslavie, en France ou ailleurs, réside-t-il dans les possibilités d’exploiter à plein des passions primaires que fournissent, aujourd’hui, les moyens modernes de communication.

Pierre Bourdieu, Sur la télévision (1996), Liber-raisons d’agir, Paris, 1996.

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La machine et son ouvrier (Günther Anders)

Celui qui se sert d’un instrument, d’une pince par exemple, ne sert pas la pince. Au contraire, il la domine puisqu’il l’utilise pour réaliser la finalité de son travail, l’ergon, l’ouvrage qu’il a en vu (…) Mais cela ne signifie pas qu’on ne pourrait pas se « servir » des machines de cette façon. Au contraire, c’est ce que fait le producteur qui les utilise comme des outils à l’aide desquels il réalise son affaire, la production de ses marchandises. Mais puisqu’il ne peut se servir de machines fonctionnant seules, il doit en même temps se servir de travailleurs (même s’il possède une entreprise entièrement automatisée). Il se sert donc d’eux pour pouvoir se servir avec succès de ses machines. Il ne sert pas des machines aux travailleurs, il sert les travailleurs aux machines pour pouvoir se servir d’elles.(…) Les travailleurs servent (…) à faire en sorte que les machines puissent rendre leur service avec succès : ils les servent. Ainsi, ce que les travailleurs ont en vue, ce n’est pas le produit, mais le fonctionnement irréprochable de la machine. (…)

chaplin

1. Le travail du travailleur est sans telos, sans finalité. même si l’entreprise dans laquelle il travaille est une entreprise de production, il y a, comme le distingue bien la langue anglaise, quelque chose à faire (to do) mais rien à fabriquer (to make). (…) Règle : si un processus de production est divisé en d’innombrables étapes et si chaque travailleur n’est affecté qu’à une étape de la fabrication, le processus de production ne se décompose pas en productions partielles, mais uniquement en activités partielles; ainsi, plus aucun ouvrier ne fabrique une chose, chacun se contente d’éxécuter une tâche; le tels de cette activité n’est pas atteint lorsqu’un produit existe là, fin prêt, mais lorsqu’on a exécuté assez de tâches, lorsqu’on a travaillé assez longtemps, c’est-à-dire à la fin de journée.
(…)
Dans ces activités, la fabrication est séparée de son telos (du grec ancien : cause finale), elle est pour ainsi dire « décapitée ». Le travail relève désormais de la simple « exécution » en raison de cette mutilation.

2. Le travail est sans efforts. Au premier abord, cela semble bien sûr réjouissant, mais voilà pourquoi le travail est totalement dépouillé de ce qui fait son caractère. Car la joie que donne le travail ne se limite pas à la joie que ressent celui qui fabrique lorsqu’il voit son produit prendre forme. elle consiste aussi et surtout dans l’investissement de forces, dans le fait que celui qui fabrique se réalise dans son activité. Dans le travail où la quantité d’efforts est réduite au minimum (là où il est complètement automatisé, par exemple), on a à faire à une dégénérescence au carré. (…). L’attitude dans laquelle se retrouve ce contrôleur est plutôt un pseudo-loisir, une attitude mutilée, un simple reste. Car, bien qu’il n’ait pas besoin (et même, le cas échéant, n’ait pas le droit de bouger), celui qui travaille dans une entreprise automatisée doit rester sur le qui-vive, dans un état de concentration maximale (…); désormais, le travail ne consiste plus qu’à être payé pour rester concentré tout en étant physiquement immobile. L’exécutant devient un simple policier des machines.

(…)
Retrouvons le travailleur qui est encore la norme aujourd’hui, c’est-à-dire celui qui doit au moins servir sa machine. Que doit-il faire pour la servir convenablement ?

3. L’ « imitatio instrumenti ». Il doit se régler sur sa machine et se faire son serviteur (…) c’est seulement lorsque le travailleur va à la même allure que sa machine, lorsqu’il pousse l’ « imitatio » jusqu’au bout, que son service devient parfait. On peut transposer sans scrupules le modèle hégélien du maître et de l’esclave à la relation homme-machine.

GAnders

Günther Anders, « L’obsolescence du monde humain », 1961, in : L’obsolescence de l’homme, tome II, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, éditions Fario, 2011, traduit par Christophe David.

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La culture du désir (pour les marchandises)

Et Edward Bernays inventa les « public relations »

La vie marchandise
Chaque année, à l’occasion de la fête de l’Indépendance, des milliers de New-Yorkais défilent dans Manhattan. Or en juin 1929, la parade fut le théâtre d’un spectacle inédit. A l’angle de deux avenues se pressait un groupe de journalistes de presse, de radio et de cinéma. Un jeune publicitaire nommé Edward Bernays leur avait annoncé un événement surprise. A une heure dite, une dizaine de jeunes et jolies femmes entrèrent dans le cortège, et avançant leurs cuisses découvertes par la fente de leur robe, elles tirèrent une cigarette du paquet attaché à leur jarretière. Sous les crépitements des flashes, elles la portèrent alors ostensiblement à leurs lèvres et l’allumèrent. Le lendemain, les photos firent la une des grands quotidiens américains avec ce titre : Torches of Freedom (les flambeaux de la liberté)
Pour comprendre ce coup d’éclat, il faut rappeler qu’il était interdit aux femmes de fumer en public sous peine d’amende, et qu’il était vulgaire qu’une femme fume. En quelques mois, cela devint non seulement une mode mais surtout l’explosion du marché du tabac. L’American Tobacco corporation était le commanditaire de la campagne.
Cette histoire insolite n’aurait probablement pas vu le jour si ce publicitaire n’avait pas été le neveu de Sigmund Freud. Il entretenait des relations régulières avec son oncle et il fut l’introducteur de ses oeuvres aux Etats-Unis. Bon connaisseur de la théorie psychanalytique, il en fait une libre interprétation afin d’influencer l’opinion publique, et en particulier de transformer les citoyens américains en consommateurs assidus. Avant de concevoir sa campagne pour le tabagisme féminin, il avait consulté un psychanalyste américain, Abraham Brill. Ce dernier lui avait suggéré que la cigarette pouvait être associé par les femmes au « désir de phallus » (et non pas de pénis) comme appropriation d’un pouvoir réservé aux hommes. Nous étions alors en pleine action des suffragettes » pour obtenir le droit de vote réservé aux hommes. Le flambeau symbolisait à la fois la flamme de la statue de la liberté et la braise de la cigarette. La liberté exprimait à la fois l’accès au pouvoir politique et le droit de fumer.
Edward Bernays fut l’inventeur des public relations, expression qu’il inventa pour remplacer le mot péjoratif de propagande. Il fut en même temps le précurseur du marketing moderne dont il traça les grandes lignes dans es ouvrages. Il participa en première ligne à transformer la consommation marchande en culture nationale. Dans son ouvrage « Propaganda, la manipulation de l’opinion publique en démocratie », paru en 1928, il définit les fondements des public relations qui vont devenir en quelques années une industrie internationale. Selon lui, les « relationnistes » ont pour tâche de mobiliser les masses en faisant jouer leurs désirs irrationnels et inconscient que Freud avait mis en lumière (…)

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Le PDG de la banque Lehmann Brothers et ami de Bernays, Paul Mazer dit alors : « Nous devons faire passer l’Amérique d’une culture du besoin à une culture du désir, à vouloir de nouvelles choses avant même que les anciennes soient consommées. Nous devons former une nouvelle mentalité en Amérique : les désirs doivent éclipser les besoins (cité dans The Century of the Self, BBC, 2001). Selon Bernays, les entreprises ne peuvent se contenter de vendre leurs produits et de rechercher à créer une demande solvable. Elles doivent aussi entretenir leurs relations avec les publics pour « vendre » les représentations qui leurs sont favorables. Pour cela il est nécessaire de s’immiscer dans les existences et les habitudes de millions de personnes (Bernays, 2007), et de connaître « les préjugés, les lubies du grand public » afin de savoir comment les influencer (…)

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B. Floris & M. Ledun, La vie marchandise, Editions La Tengo, 2013, pp.101-104

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